Une levée de l’embargo sur ce produit mythique susciterait craintes et espoirs. Aussi en Suisse.
Fidel Castro peut continuer de sourire, son pays est en passe de faire une très belle opération dans l’univers du cigare.
Inquiétude. Le mot revient souvent auprès des fabricants de cigares quand on évoque la levée de l’embargo américain sur Cuba, qui se dessine depuis que Barack Obama a annoncé la reprise des relations avec l’île des Caraïbes l’an dernier. Inquiétude, notamment parmi ceux qui ont fui le régime communiste pour aller planter et rouler du tabac dans les pays voisins. Le gouvernement des frères Castro, après s’être approprié leur exploitation et les marques qu’ils avaient souvent eux-mêmes créées, pourrait venir les menacer outre-Atlantique, sur le plus gros marché du cigare du monde. Voire tuer leur business – les modèles made in Cuba bénéficient d’une aura susceptible d’étouffer toute concurrence.
Raul Castro & Barack Obama.
A Estelí, au Nicaragua, 20’000 personnes vivraient directement de cette industrie. La République dominicaine exporte plus de 300 millions de cigares par an (contre une centaine de millions pour Cuba, selon les estimations, La Havane ne livrant aucun chiffre à ce sujet). En Floride, les exilés cubains de la diaspora vendent des versions roulées dans les Caraïbes.
Une île qui manque de cigares.
Inquiétude, le mot jaillit également en Suisse. «Nous sommes confrontés à une difficulté d’approvisionnement avec Cuba depuis plusieurs années. Si la demande devait exploser aux Etats-Unis, le cigare cubain pourrait devenir rare», confie Louis-Charles Lévy, administrateur de Diramex SA, une holding familiale genevoise détenant un quart des parts d’Intertabak SA, l’importateur officiel de cigares cubains en Suisse.
De nombreux pays européens, d’Asie et du Moyen-Orient se sont tournés vers d’autres pays producteurs pour cette raison, note Richard Carleton Hacker dans son livre The Ultimate Cigar Book (4e édition, publiée en juin 2015). «Ce qui se passera après l’éventuelle levée de l’embargo américain est un gros point d’interrogation», renchérit Vahé Gérard, à la tête de l’entreprise familiale de cigares Gérard.
Habanos SA, la compagnie chapeautant l’industrie des cigares cubains (elle appartient à 50% à La Havane et à 50% à la multinationale britannique Imperial Tobacco et détient la moitié du capital d’Intertabak), estime pourtant pouvoir saisir jusqu’à 30% du marché des Etats-Unis et y vendre 90 millions de pièces par an. Une aubaine pour le pays, dont les cigares seraient le troisième bien le plus exporté après les produits pharmaceutiques et le nickel. Mais Habanos a un problème: elle manque de moyens – financiers, technologiques et humains, les jeunes se détournant de l’agriculture – pour satisfaire un marché global pourtant morose.
En France, en Allemagne, en Espagne, les ventes déclinent. A ce rythme, on ne trouvera plus de cigares en Grande-Bretagne d’ici à 2026, a calculé le Financial Times . Or, en Asie, le cigare ne séduit pas. Les Chinois, pour se détendre, lui préfèrent l’opium, le thé, voire les massages.
En Suisse, les cigares sont moins taxés que dans les pays voisins. A l’unité, leurs ventes ont certes crû de 4% l’an dernier avec 181 millions de pièces écoulées (dont 141 millions de cigarillos, ces petits formats peu chers se vendant désormais mieux, notamment auprès des jeunes), selon le cabinet Euromonitor International. Mais, en valeur, elles ne progressent guère depuis le début du millénaire. Près des deux tiers des importations helvétiques de cigares émanent de la grande île et quatre entreprises dominent le secteur des cigares (cubains ou non) en Suisse: Dannemann, Villiger, Scandinavian Tobacco Group et Oettinger Davidoff.
D’autres se disent moins inquiets: «Les cigares cubains sont chers. Nous ne pensons pas que les Américains voudront payer trois à quatre fois plus pour leurs cigares», estime Heinrich Villiger. Le propriétaire de l’entreprise Villiger Fils – qui possède un quart d’Intertabak – envisage tout de même de faire face à une pénurie de feuilles de tabac en cas d’ouverture du marché américain.
Le climat qui se durcit à l’égard des fumeurs tourmente davantage Heinrich Villiger. A Berne, l’Office fédéral de la santé publique a soumis au parlement un projet de loi – qui sera traité cet automne – visant à durcir la publicité, la vente et l’information sur les risques pour la santé des produits issus du tabac. Des fabricants regrettent que les autorités ne cherchent pas à dissocier dans ces textes cigarettes et cigares, deux produits pourtant très différents.
Age d’or et contrebande.
Retour à Cuba (où existent aussi des lois contre la fumée). Le régime castriste n’a pas toujours entretenu de bonnes relations avec les Suisses. Une affaire reste mystérieuse aujourd’hui: celle qui a conduit en 1989 Oettinger Davidoff à stopper ses activités dans l’île et à les reprendre en République dominicaine. Le groupe bâlois aurait été poussé vers la sortie par La Havane, qui souhaitait prendre possession de la marque Davidoff, selon ses concurrents. Une version que le groupe réfute totalement (lire ci-contre). Ce dernier vend bien depuis des modèles cubains – mais ils ne sont jamais estampillés Davidoff – qu’il achète à Intertabak ou sur le marché parallèle via sa filiale Säuberli & Cie (ce qui est légal).
Les contrebandiers, eux, doivent carrément s’affoler. On estime en effet à 10 millions le nombre de cigares cubains qui arriveraient au noir chaque année aux Etats-Unis par des canaux appelés à disparaître en cas de légalisation. Même au sommet du pays, on a joué avec les limites: douze heures avant qu’il ne prononce en 1962 un embargo à l’encontre de Cuba, le président John Kennedy a fait commander un millier de H. Upmann Petit Coronas, une marque huppée de La Havane, pour se détendre après la rupture des relations commerciales avec le voisin du Sud.
Dans toutes ces inquiétudes, certains voient aussi de bonnes nouvelles. «Une concurrence accrue pousse les fabricants à améliorer la qualité de leurs cigares», selon Vahé Gérard. «On vit aujourd’hui un âge d’or: il n’y a jamais autant eu de marques de cigares et de tabacs différentes», souligne de son côté Richard Carleton Hacker. Le Sénat américain, qui doit valider ou non la levée historique proposée par son président, en tiendra aussi sûrement compte. (24 heures)
Richard Carleton Hacker ( The Ultimate Cigar Book ).
Source: 24heures.ch
Article: Richard Etienne.